CHAPITRE VII

 

 

Le Fou s’éveilla dès l’apparition des premières lueurs. Il s’habilla rapidement et sortit de la chambre sur la pointe des pieds. Giselher et Freïa dormaient toujours, enlacés.

La fraîcheur du matin le surprit et le fit frissonner. Il y avait déjà quatre jours qu’il se levait à l’aube, quatre jours depuis qu’ils étaient arrivés dans la crique, mais il ne s’était pas encore habitué à la température. Le soleil rétablissait une chaleur torride en quelques dizaines de minutes mais les nuits étaient vraiment fraîches ; chaque matin il affrontait ce qui subsistait d’elles : le fantôme persistant d’un monstre abattu.

Le Fou croisa les bras sur sa poitrine, tentant d’oublier le froid. Un vent puissant balayait la crique, soulevant le sable en centaines de petits nuages bleus, sans cesse mouvants, changeants, imprévisibles. La plupart du temps, ils lui cinglaient cruellement les jambes mais certains, plus hardis, s’enflaient jusqu’à son visage et tentaient de pénétrer dans son nez, sa bouche, le forçaient parfois à fermer les yeux pour ne pas être aveuglé. Un instant il se demanda si le sable n’était pas vivant, intelligent, si ces attaques répétées ne faisaient pas partie des vexations que devait subir le Fou. Chaque fois que Giselher ou Freïa sortait de la chaumière, le vent se calmait, le sable redevenait cette substance inerte sur laquelle la Femme s’allongeait nue pour laisser le soleil lui brûler la peau, et les vagues cessaient de se déchaîner.

Le cœur battant, le Fou s’avança jusqu’à la mer. Il se débarrassa de ses vêtements, qu’il laissa sur la plage au risque de voir le sable les ensevelir, et fit quelques pas dans l’eau.

Depuis qu’accidentellement il avait rompu avec son obsession, il avait chaque jour refait une tentative. Chaque jour, au petit matin, il était entré dans les flots et avait avancé, jusqu’à ce que la peur soit trop forte et lui fasse tourner les talons, courir se réfugier dans la chaumière. La première fois, il s’était enfui dès qu’une vague s’était abattue sur lui, gelant sa chair et ses os pour mieux les briser ensuite. Le jour suivant il était allé un peu plus loin et le jour suivant encore un peu plus loin.

Chaque jour il exorcisait un peu plus sa peur.

Bientôt il eut de l’eau jusqu’à la taille ; il cessa d’avancer. Lorsqu’elles arrivaient jusqu’à lui, les vagues commençaient déjà à mourir et ne menaçaient guère de l’engloutir. La marée montait. Il sentait la force de la mer le tirer vers le rivage mais il n’avait pas envie de retourner là-bas, pas envie de voir Freïa sans pouvoir la toucher. Presque sans l’avoir décidé consciemment, il se remit en marche. L’eau affleura à sa poitrine, puis à ses épaules et enfin, seule sa tête demeura à la surface. Il hésita. Qui s’inquiéterait s’il ne revenait jamais ? Sûrement pas les deux autres membres de la famille. La fée, peut-être. D’après la tradition, on ne pouvait se passer d’un Fou, et la fée était la personnification même de la tradition. Mais elle trouverait bien un autre pauvre garçon pour le remplacer...

Il n’avait qu’à se laisser aller, plier les genoux, plonger la tête sous l’eau et se répéter qu’il pouvait respirer comme un poisson. Ensuite il serait débarrassé de tous ses problèmes, n’aimerait plus, ne désirerait plus, ne souffrirait plus. Son âme irait se perdre en quelque cache obscure, au creux de la contrée de la mort, et peut-être enfin connaîtrait-il la paix.

Il n’avait qu’à plier les genoux...

La mer ramènerait son corps en guise de message d’adieu. Et eux, ils comprendraient alors, ils comprendraient qu’ils l’avaient tué.

Cette pensée lui fit hausser les épaules : c’était stupide. Ils ne comprendraient rien, se contenteraient de dire qu’il était mort comme un Fou, creuseraient un trou dans le sable pour l’y enfouir et retourneraient faire l’amour. Mourir n’était pas une bonne idée, et de plus c’était une lâcheté. Peut-être un jour réussirait-il à prouver qu’il était réellement un héros, que les cartes avaient été mal distribuées au départ, mais pour cela il devait vivre, vivre et endurer !

Fort de cette conclusion, il allait se retourner vers la crique lorsque la mer, vexée sans doute d’être dédaignée, faillit choisir son destin pour lui. Une vague gigantesque se dressa, sembla le narguer un instant puis s’abattit dans un monstrueux déferlement d’écume. Il voulut hurler, mais n’en eut pas le temps. Telle une énorme bouche se refermant sur sa proie pour la broyer, la mer le recouvrit et le déséquilibra, le roula de droite et de gauche, lui fit croire qu’il était pris dans un tourbillon. L’eau salée remplissait sa bouche d’un goût affreux. Une inspiration instinctive força des fers rouges dans son crâne, étendit un voile sombre devant ses yeux. Un instant il se crut mort. Puis, par réflexe ou par chance, il étendit les bras et se sentit remonter. Sa tête ne fit surface qu’une fraction de seconde, avant d’être à nouveau recouverte, mais il eut le temps de ramener un peu d’air dans ses poumons incandescents. Et surtout, quelque chose venait de se débloquer en lui. Il se rappelait les mouvements que Custenhin lui avait enseignés, disant qu’il suffisait de les reproduire à l’infini pour nager. Il avait toujours refusé de les pratiquer dans l’élément liquide, même si cela avait souvent signifié être battu, mais la connaissance théorique était là. L’instinct de conservation se chargea de lui donner la vivacité nécessaire à son application. Encore gauche, incertain, il réussit pourtant à se maintenir à la surface et même à avancer, comprit comment utiliser la force de l’eau pour progresser plus vite, se laisser porter par les vagues plutôt que lutter contre elles. Le rivage ne lui semblait plus si loin, maintenant. Comme si la mer admettait sa défaite, le vent se calma soudain, les vagues cessèrent d’être une menace pour devenir agréables, presque caressantes. Dans la crique, le sable restait sagement sur le sol. Sans doute Giselher venait-il de partir pour sa chasse quotidienne, dans la forêt...

Le Fou nagea lentement jusqu’au rivage. Sa peur avait disparu. Seul subsistait un sentiment de triomphe qu’il n’aurait pas espéré connaître un jour. Cette fois, il avait affronté le monstre seul à seul, et il l’avait vaincu : il était un Héros. Nul n’en conviendrait, chacun décrierait son exploit, trouverait mille et une raisons d’en abaisser la gloire, mais les autres ne comptaient plus. Seule l’opinion qu’il avait de lui-même signifiait vraiment quelque chose, à la minute présente, et de son propre point de vue, il était un Héros.

Il n’avait plus aucune envie de mourir.

 

Le Fou resta allongé plusieurs minutes sur le sable humide, à demi assommé par sa lutte contre les flots. La conscience lui revint progressivement, par bribes. Il ne se décida à bouger que lorsque la marée, toujours montante, vint le taquiner de sa langue glacée. Cherchant ses vêtements, il s’aperçut qu’ils avaient été emportés par la mer. Il lui fallut un long moment pour les retrouver. Le contact de leur étoffe mouillée sur sa peau était irritant, presque douloureux par endroits, mais il n’y prit garde. Le soleil ne tarderait pas à le sécher.

S’attendant à une pluie de reproches pour n’avoir pas préparé le brouet matinal, il se glissa furtivement dans la chaumière. Comme il l’avait pensé, Giselher était absent. Freïa était encore dans la chambre, dormant ou paressant comme elle aimait à le faire. Le Fou alluma un petit feu dans l’âtre et déposa au-dessus un broc empli d’eau, dans laquelle il avait trempé des feuilles de Toko, un buisson odorant très répandu dans la forêt. Le breuvage résultant était un peu amer, mais possédait d’indéniables propriétés stimulantes.

Dans la chambre, la Femme avait les yeux fermés, un léger sourire aux lèvres. A la voir ainsi, l’indigo de ses cheveux dessinant comme une large auréole autour d’elle, on eût dit un véritable ange de bonté. Le Fou se prit à rêver qu’elle ouvrait les yeux, le voyait et l’accueillait comme un ami, un amant, lui ouvrait les bras. Il avança la main pour lui caresser les cheveux mais, au dernier moment, suspendit son geste. Il n’était tout de même pas assez inconscient pour croire à ses rêves.

Oubliant l’eau qui commençait à bouillir, le Fou sortit de la chaumière et se dirigea vers la forêt, en quête de Giselher.

 

Le Héros était introuvable. Pourtant la part de forêt dans laquelle ils avaient le droit d’évoluer n’était pas si grande. Et s’il chassait, le Fou aurait dû pouvoir le localiser au bruit. Mais peut-être y avait-il autre chose en jeu. La chasse était l’occupation privilégiée du Héros, et de lui seul. La fée n’en avait rien dit mais peut-être la tradition voulait-elle que nul ne le vît l’exercer. Ainsi ils avaient pu se croiser plusieurs fois sans se remarquer, exactement comme s’ils n’avaient pas existé. Tout était possible.

Découragé, le Fou cessa ses recherches. Il s’adossa à un arbre et ferma les yeux. Pourquoi cherchait-il Giselher, d’ailleurs ? S’il l’avait trouvé, il n’eût reçu de lui que moqueries et insultes, comme toujours. Mais la morgue du Héros n’avait pas d’importance : c’était un sentiment qu’il pouvait comprendre. Giselher le méprisait parce qu’il était moins fort que lui, moins beau que lui, plus intelligent que lui. Freïa le méprisait parce qu’elle en avait reçu l’ordre, parce que c’était la loi.

Le Fou crispa ses paupières, faisant jaillir un millier d’éclats multicolores dans l’obscurité, comme autant de particules informes qui se mouvaient anarchiquement, formant des traînées lumineuses, parfois des formes étranges, presque géométriques. C’était un jeu auquel il se livrait souvent, un jeu digne d’un Fou. Il aimait observer les particules, tandis qu’elles se livraient pour lui à ce ballet féerique. Bien sûr, il savait qu’elles n’étaient pas réelles, simples illusions créées par sa rétine captive, mais il prenait plaisir à les imaginer douées d’une vie propre, d’une personnalité. Toute une population vivait ainsi pour lui, pour lui seul, une population qu’il choisissait de laisser libre ou de contrôler à sa guise, s’imaginant l’égal des Dieux.

Les particules tournoyaient, s’élançaient dans le néant, se poursuivaient un instant puis abandonnaient leur chasse pour courir dans une autre direction. Un instant elles s’immobilisèrent, puis se regroupèrent, se fondirent les unes dans les autres pour n’en plus former qu’une, à la blancheur éclatante. Le Fou tenta de les disperser à nouveau mais n’y parvint pas. Cela n’était jamais arrivé auparavant. La particule restante commença à grossir, se dilatant rythmiquement. Ses contours étaient flous, changeant sans cesse, allant et venant comme une vague à la surface de la mer.

— Alors c’est toi qui dis être Fou ? interrogea la particule.

Sa voix était douce, chantante, féminine. Le Fou l’observa encore un instant avant de comprendre qu’elle s’était adressée à lui. En même temps, il réalisa que les mots n’avaient pas résonné dans sa tête, mais qu’il les avait entendus, au sens exact du terme. Il ouvrit les yeux et le charme se rompit.

Le Fou n’eut que le temps d’apercevoir, en un éclair, les courbes sensuelles d’un visage de femme, avant qu’il ne se détourne dans un tourbillon de cheveux noirs. Sans réfléchir il plongea en avant, tentant de saisir la forme fine qui s’enfuyait, auréolée d’un voile immaculé. Il crut la saisir à la taille mais lorsque ses bras se refermèrent, ils n’embrassèrent que le voile. Il tomba rudement au sol, s’écorchant mains et visage sur les épines de pin le jonchant. Si Giselher avait assisté à la scène, il y eût puisé des heures et des heures de moqueries.

Le Fou se releva péniblement, serrant contre lui le voile fin et translucide, seule preuve qu’il n’avait pas rêvé des événements que sa raison se refusait à admettre. Une femme s’était trouvée là, une femme douée de grands pouvoirs  – une fée peut-être. Mais pourquoi une fée eût-elle agi ainsi ?

Le voile possédait un parfum de fleurs, un parfum étrange, un peu enivrant. Le Fou y enfouit un instant son visage avec délices puis le plia et le glissa dans l’échancrure de sa chemise.

Ne sachant que penser, il reprit lentement le chemin de la chaumière.

— Tu me rendras mon voile, Fou ! fit, derrière lui, la voix qu’il avait déjà entendue.

Il se retourna vivement mais scruta en vain le sous-bois ; personne ne s’y trouvait. Etait-il en train de devenir fou ? Cette pensée le fit sourire. Comment appelait-on un Fou fou ? Etait-ce considéré comme une qualité ? Secouant légèrement la tête, il se remit en marche.

— Cette nuit... dit encore la voix.

Mais cette fois il ne se retourna pas. Il savait que c’était inutile.

— Où étais-tu ? demanda sèchement Giselher, dès qu’il entra dans la chaumière. Il y a du travail pour toi, ici. Je devrais te corriger !

Le Fou ne répondit pas. A quoi bon raconter ce qui lui était arrivé ? On l’aurait accusé de mensonge et si, pour se défendre, il avait montré le voile, on le lui aurait pris, on l’aurait détruit peut-être. Et puis il lui plaisait de garder le secret ; il jouissait étrangement de connaître des choses qu’ignorait le Héros. Ce n’était sans doute qu’une piètre satisfaction, un cadeau qu’il s’octroyait pour se consoler de n’être que ce qu’il était, mais il lui semblait que ce genre de choses pourraient l’aider à vivre, lui deviendraient peut-être même indispensables.

Giselher désigna le lièvre qui gisait sur la table ; de la gorge ouverte coulait encore du sang qui venait maculer la fourrure brune.

— Dépèce-le ! ordonna le Héros. Et débrouille-toi pour que le repas soit prêt à temps ! Sinon...

Le Fou acquiesça. Il parlait le moins possible, désormais, comme si le son de sa voix aurait pu suffire à déchaîner sur lui les foudres de Giselher. S’emparant d’un couteau de cuisine, il commença à préparer l’animal pour la cuisson. Le sang vert sombre qui formait une flaque poisseuse sur la table coula sur le sol, sur ses mains, imprégna ses vêtements. Sans doute en garderait-il sur lui l’odeur un peu âcre, mais il n’y prit pas garde. Après tout il ne devait plaire à personne...

Freïa sortit de la chambre en serrant autour d’elle les pans de sa tunique. Ses yeux portaient encore la trace d’un sommeil agréable. Le Fou ne put s’empêcher de contempler la silhouette élancée, aux courbes pleines, que le vêtement mettait en valeur plus qu’il ne les masquait. Cette espèce de pudeur qui avait saisi la Femme vis-à-vis de lui, le premier jour, avait maintenant disparu, comme si la perte de sa virginité avait sonné le glas de toute inhibition. Le Fou en venait à le regretter. S’il ne voyait pas Freïa aussi souvent nue, si elle n’était pas si inconsciemment provocante, peut-être réussirait-il mieux à cacher le désir qu’elle lui inspirait. Elle-même ne s’en rendait sans doute pas compte mais Giselher s’en était aperçu dès le début. Cela ne l’avait d’ailleurs pas mis en colère, semblait plutôt l’amuser. Un Héros pouvait-il réellement être jaloux d’un Fou ?

— N’oublie pas les épices, Fou ! dit Freïa. Ta cuisine est toujours trop fade !

Une fois de plus, il ne répondit pas. Ainsi il conservait une chance de ne pas pleurer.

 

La journée s’écoula lentement, comme toutes les autres, des heures et des heures à ne rien faire, ou si peu. Freïa restait le plus souvent étendue sur la plage, offrant au soleil une peau qui commençait déjà à se teinter. Giselher s’entraînait au maniement de l’épée, à l’aide d’un mannequin qu’il avait fabriqué. Le Héros ne devait pas se laisser aller à la paresse ; ceux qui le faisaient le regrettaient amèrement lorsque venaient les cavaliers dorés.

Le Fou, lui, marchait, parcourait toute la crique et la portion autorisée de la forêt, jusqu’à la source. Il marchait jusqu’à ce que ses pieds lui fassent tellement mal qu’il ne puisse plus faire un pas. Alors il se laissait tomber à terre et restait immobile. Lorsqu’il avait de la chance, il s’endormait. Et quand il ne s’éveillait pas à temps pour préparer le dîner,

Giselher le sortait du sommeil avec un coup de pied dans les côtes.

Mais ce jour-là ce ne fut pas nécessaire. Il était trop obsédé par ce qui lui était arrivé dans la forêt pour espérer dormir. Il servit le repas à l’heure puis, lorsqu’ils furent restaurés, suivit Giselher et Freïa dans la chambre pour leur lire la suite de l’histoire qu’il avait commencée la veille.

Il s’agissait de l’aventure d’un chevalier, vivant dans la contrée du miroir, dont la douce fiancée était enlevée par un baron félon. Le roi lui donnait alors le commandement de ses armées et une grande bataille avait lieu, dans la contrée de la guerre.

Giselher goûtait énormément ce type d’histoires. Héros était la plus haute dignité qu’il pût espérer atteindre, mais devenir chevalier...

Le Fou s’amusait de cette frustration. Ainsi il n’était plus le seul à caresser un rêve irréalisable. Car aucun d’entre eux ne pourrait jamais voir ces contrées fabuleuses dont leur parlaient les livres. Existaient-elles seulement ? Fuinör n’était-il pas qu’une grande, une interminable forêt ?

— « Alors le roi Turgoth Premier fit venir son conseiller et lui parla en ces termes, lut le Fou. Hormund, mon vieil ami, va-t’en quérir immédiatement le médecin de la cour, maître Aquarius, et dis-lui de faire diligence car ce brave chevalier est durement touché. Tu... »

Il cessa de lire en se rendant compte qu’on ne l’écoutait plus. Allongés l’un contre l’autre, Giselher et Freïa s’embrassaient tendrement. Il poussa un soupir que la Femme n’entendit pas. Le Héros, par contre, lui adressa un sourire hypocrite, chargé de complicité feinte. Lentement, comme s’il offrait au Fou un spectacle, il commença à dévêtir Freïa, faisant glisser la fine tunique pour dévoiler peu à peu son corps souple. Sa main caressa l’épaisse chevelure, massa un instant la nuque de la Femme puis descendit le long de sa colonne vertébrale, s’attarda au creux de ses reins avant de contourner sa hanche. Freïa gémit lorsque les caresses se firent plus précises et Giselher regarda de nouveau le Fou. Tu vois, semblait-il dire, elle est à moi ! Tu ne l’auras jamais mais je suis bon : je t’autorise à regarder.

Il jouait avec son désir, sachant qu’il souffrait plus à cet instant que s’il avait reçu des coups pendant des heures entières.

Laissant tomber son livre, le Fou courut hors de la chambre. Il lui semblait qu’il serait mort de rage s’il avait dû en voir plus. Son corps lui faisait mal. Et chaque soir la même scène se rejouait, chaque soir elle se jouerait, jusqu’à la fin de ses jours. Même à présent, sur la plage où la lumière baissait, tandis qu’à l’horizon se couchait le soleil, créant des reflets verts, flamboyants, dans le ciel sombre, il ne pouvait s’empêcher de la revoir et, pire encore, d’en imaginer la suite. Il se demanda s’il ne prenait pas plaisir à se torturer ainsi. Un frisson de dégoût le saisit.

— Viens, Fou, murmura la voix. Je t’attends...

 

Il hésita un instant avant de pénétrer dans le sous-bois obscur. Et si cette femme qu’il entendait, qu’il avait vue, n’était qu’un autre monstre, ayant pris une apparence humaine pour mieux le tromper ? Pourtant si elle avait voulu le tuer, elle aurait pu le faire le matin même, tandis qu’il fermait les yeux. Et même si cela était, qu’avait-il à perdre ? Lorsqu’il s’aperçut qu’il n’avait pas peur, il avait déjà fait quelques pas dans la forêt.

— Mon voile, Fou, rends-moi mon voile !

La voix ne semblait pas venir d’un endroit précis. Elle existait, tout simplement, comme le souffle du vent. Le Fou sortit de sa chemise le voile translucide qu’il avait presque oublié l’instant d’avant.

— Ferme les yeux ! ordonna la voix. Et tends le bras !

Il obéit, sans poser de questions, sentit qu’on lui enlevait doucement le voile des mains. Il y eut un rapide froissement d’étoffe puis comme le bruit de pas légers sur l’humus.

— Tu peux regarder maintenant, Fou. Ou bien tu peux t’en aller. Choisis !

Ce n’était pas un véritable choix. Il ouvrit les yeux.

 

Lorsque le Fou avait vu Freïa pour la première fois, il avait songé qu’aucune femme ne pouvait être plus belle. Il s’était trompé. Celle qui se tenait devant lui la surpassait en tout point. Elle était grande, aussi grande que lui, et le voile impudique qu’il venait de lui rendre révélait un corps parfait. Tout en elle était harmonie, de la cascade de cheveux noirs, qui tombait presque jusqu’à sa taille, à ses pieds menus, pas un détail qui ne fût en accord avec ses voisins, pas une erreur de la nature, même la plus minime, qui rompît l’équilibre. Pourtant le Fou sut immédiatement qu’il préférait Freïa. Parce qu’elle avait été la première peut-être, mais aussi parce que la femme qu’il contemplait maintenant ne semblait pas réellement vivante. Sa peau était très pâle, comme si jamais elle ne s’était exposée au soleil et, malgré son sourire, elle ne paraissait pas vraiment amicale. Elle était froide, comme une statue de marbre ; superbe, parfaite, mais glaciale.

— Qui êtes-vous ? murmura-t-il.

— Je suis une sorcière, Fou, dit-elle. N’est-ce pas évident ?

Il secoua lentement la tête.

— Vous... vous ne ressemblez pas à...

— A la vieille femme édentée que tu as vue dans les livres, au-dessus du mot « sorcière » ? coupa-t-elle, voyant qu’il était incapable de poursuivre. C’est bien cela ? C’est ce que l’on pense généralement. On me l’a encore dit il n’y a pas si longtemps. Mais pourquoi serions-nous condamnées à être laides ? Tu trouverais ça juste ?

— Il y a tellement de choses qui ne sont pas..., commença-t-il, avant de baisser la tête.

La sorcière éclata de rire :

— N’aie pas peur ! dit-elle. Je ne suis pas une fée. A moi tu peux dire la vérité. Tu n’es pas heureux ?

— Je n’ai pas à l’être. Je suis un Fou.

— Belle réponse ! approuva la sorcière. Mais y crois-tu vraiment ?

Comme il ne répondait pas, elle rit une nouvelle fois. Son rire n’avait rien à voir avec le caquetage de vieille poule que ses semblables étaient supposées affectionner. C’était un glissando joyeux, qui s’élevait haut et clair dans le sous-bois.

— Je crois que je t’aime bien, Fou, reprit-elle. Je veux faire quelque chose pour toi. Dis-moi ce qui te ferait plaisir !

Le Fou se raidit. La seule chose qui lui eût réellement fait plaisir, il n’eût jamais osé en parler.

Mais ce ne fut pas nécessaire : la sorcière semblait lire en lui comme il lisait dans les livres de légendes.

— Je sais ce que tu désires, dit-elle. Tu désires Freïa, la compagne du Héros ! Non ! Ne proteste pas, je sais que c’est vrai. C’est un souhait qui n’est guère conforme à la tradition mais, ma fois, je n’ai jamais aimé les traditions. Cette Femme, tu l’auras, je te le promets !

— Comment ?

— Je suis une sorcière, Fou ! Cela devrait te suffire...

— Cessez de m’appeler « Fou » ! s’exclama-t-il brusquement.

— Fort bien ! Ne te fâche pas. Comment dois-je te nommer, mon ami ?

Il baissa de nouveau la tête, gêné.

— Je ne sais pas, avoua-t-il. Je n’ai jamais eu de nom. Mais je ne veux plus être appelé « Fou » !

Elle s’approcha de lui, jusqu’à le toucher. Il se rendit compte qu’il tremblait.

— Très bien, homme sans nom, dit-elle. Il en sera comme tu le désires.

Ses lèvres entrouvertes se posèrent doucement sur celles du Fou, en un bref baiser, semblable à celui que lui avait donné Ismaëlle pour lui dire adieu.

— Une sorcière ne donne jamais rien pour rien, dit-elle.

Le voile tomba à terre, montrant intégralement ce qu’il n’avait caché qu’à moitié.

— Non, fit-il. Un Fou ne doit pas...

— Je t’ai déjà dit que je me moque de la tradition. Et si tu ne veux plus que je t’appelle « Fou », cesse d’agir comme tel !